
Il en est des jeux, qui, là, comme ça, sur le papier, font penser à une vanne de mauvais goût. Jugez un peu: un héros fagoté comme un as de pique, un super pouvoir qui consiste à «pisser» des cœurs par la poitrine, des ennemis aussi charismatiques qu’une horloge ou plutôt une boîte à musique, des sauts en apesanteur digne d’un Armstrong dans la force de l’âge, foulant la Lune tel un champ de Tournesol, et un scénario en mode «merci de déposer votre cerveau à l’entrée, on s’occupe du reste»…
Ash au grand coeur,
qui pour la rime, a besoin d’un docteur…
Là c’est sûr, la production GREMLIN part avec de sérieux handicaps, ou plutôt, il s’est scié une jambe, tiré dans la deuxième avec un fusil de chasse, et a décidé de regagner son domicile au 15è étage d’un immeuble de seine Saint Denis à 4h du mat sans ascenseur, en ayant préalablement disposé des mines anti-personnelles tout autour. Pas gagné, quoi. Diantre! Mais pourquoi parler d’une telle «création» sortie de l’esprit de personnes visiblement déficientes ou voulant en finir avec leur carrière de programmeur?!? Est-ce parce que c’est, de loin, le meilleur représentant de la fête des amoureux? A bien y réfléchir, il y a un peu de ça, mais, aussi stupéfiant que ça puisse paraître (comme les substances que les développeurs de The Warp Factory ont sniffé durant tout le brainstorming semble-t-il) le résultat final est bon. Oui, oui, vous avez bien lu: BON, en trois lettres.
C’est l’histoire d’un mec…
Retour en arrière au début des 90’s. Lles fidèles lecteurs vont finir par croire que j’ai n’ai vécu qu’à cette époque, ce qui n’est pas totalement faux, l’équipe de RETRO PLAYING m’ayant décongelé il y a peu (merci à eux). Deux créatifs dans un bureau, Ed Campbell et Andy Finlay:
– Bon, Gérard, on a jusqu’à demain matin pour finir le pitch du jeu, il nous faut des idées. Je te laisse 30 secondes.
– Moi c’est Edouard en fait
– Tu viens de perdre 5 secondes…
– Bon alors…heu…c’est…heu…alors c’est l’histoire d’un mec…qui…heu…
– Ouais, ouais, vas-y là, t’es bon… A mon avis d’ici Avril 2017 on devrait avoir une première ébauche pas trop dégueu…
Soudain, les yeux de Philippe, enfin Edouard, se focalisent sur le petit poste de télé noir et blanc 36cm Thomson disposé à côté de la machine à café. Là, Charly Oleg fait vibrer son plus bel organe, un orgue BONTEMPI (à quoi pensiez-vous, bande de petits curieux), de tout son cœur, pour accompagner la victoire d’un couple de jongleurs lilliputiens, vainqueurs de l’émission «Tournez Manège». L’œil de Raoul, enfin, Edouard, s’illumine. Un manège. Une histoire d’amour. Du kitsch par trouzaines. Des tenues improbables. des cœurs en surimpression. Il la tient son idée!
Au bal, au bal masqué Ohé Ohé
-«Bon, mon p’tit Gérard…
– …heu…Edouard…
– …c’est pareil. Donc je disais, mon p’tit Philippe, c’est pas qu’j’apprécie pas ta compagnie, bien que ton haleine proche de celle d’une plaque d’égout mal refermée me donne parfois envie de me jeter la tête la première par la fenêtre du 16è, mais si tu me ponds pas l’idée du siècle, ou au moins l’idée de la journée, dans la minute qui suit, je sens que tu vas passer un tête-à-tête assez intime avec le bitume du rez-de-chaussée, sans passer par la cage d’escalier.
– Alors c’est l’histoire d’un amoureux transi, au cœur brisé, qui doit recoller son coeur palpitant pour pouvoir déclarer sa flamme à sa bien-aimée. Il va combattre dans le monde du Carnaval mixé avec Alice au Pays des Merveilles et son arme c’est l’Amûr avec un grand «A».
– Ouais, ok. Et sinon ton psychanalyste il rentre bientôt de congés? Parce qu’y’a urgence là quand même…
– Le héros traversera des niveaux colorés, en Egypte, au sein de la mythologie Maya, dans une horloge ou encore dans une Télévision, avec scrooling multidirectionnel façon Turrican.
– Ah, c’est cool, j’aime quand tu me parles avec des mots qui sentent le pognon à profusion. Turrican, voilà, ça c’est pas un héros sapé comme une lavette au moins! Bankable le mec orné de métal de la tête aux pieds! Vends-moi du rêve mon Riton!
– La musique sera très bonne, j’ai des potes qui sont demo-makers, ils assurent là-dedans, je suis sûr qu’ils vont réussir à me pondre une bande-son géniale, surtout si Barry (Leitch) est toujours de la partie, lui qui a fait de l’excellent boulot sur Lotus Esprit Turbo Challenge II. Bon, en revanche y’a 9 chances sur 10 que la musique ne colle pas trop avec l’ambiance visuelle, mais après tout, pourquoi s’embarrasser d’un détail pareil du moment qu’on a l’ivresse…
– Ouais, ok, c’est bien beau tout ça mon p’tit Miguel, mais ton héros j’espère au moins qu’il va porter une armure en adamantium ou klevar avec des fusils de partout?!?
– Heu…je voyais pas trop la chose comme ça à vrai dire…pour moi le héros doit être une déclinaison de Candide, habillé comme un Mardi Gras et il projettera des cœurs de son torse pour anéantir ses assaillants. Plusieurs niveaux de puissance seront visuellement symbolisés: le cœur rose c’est le 1er niveau, quand il devient rouge c’est qu’on est plus puissant, et on peut même ponctuellement avoir deux lignes de cœur qui canardent à tout va.
– o_O et là je suis sensé réagir comment ma biche?
– Tu devrais sauter au plafond, comme notre héros, car on va tout miser sur le décalage volontaire, en conservant une forme très «1er degré» et des références à la pop culture anglo-saxonne. Du coup, tous les joueurs, jeunes et moins jeunes, y trouveront leur compte; mais surtout on va se focaliser sur une jouabilité en béton, comme ils en font sur consoles Nintendo, avec un perso qui fait des grands sauts, façon Strider et des passages plate-forme haletants qui réclament de la précision et de l’ingéniosité. On va même se payer le luxe de se la jouer façon Metroïd en intégrant des interrupteurs qui débloqueront des zones inaccessibles et il faudra du coup revenir en arrière pour pouvoir visiter les niveaux de fond en combles et trouver les moreaux de cœur bien cachés.
– Mouais, bon, vu qu’il est déjà tard et qu’on n’aura pas mieux ce soir, je vais valider ton idée, après tout, soit ça passe comme ça et ils vont nous filer des sous pour qu’on débarrasse le plancher, soit les mecs de GREMLIN Graphics vont penser qu’on leur fait un canular et ils vont quand même kiffer. T’as pensé à un nom pour ton jeu improbable?
– HARLEQUIN comme les bonbons!
– Ah ouais, toi quand t’es à fond dans la déconne, t’as plus aucune limite…
Amigarlequin
C’est ainsi qu’un beau jour de 1992 cet ovni vidéo ludique vit le jour, sous la houlette de The Warp Factory. Si tant d’années après il reste dans les mémoires des vieux briscards c’est essentiellement du à la conjonction de trois facteurs: Tout d’abord l’approche très «console «du gameplay, qui tranche radicalement avec les plateformers de l’Amiga. Ensuite, le thème principal du jeu, qui aujourd’hui encore reste quasiment un cas d’école dans le milieu du jeu vidéo. On pourrait citer Pandemonium comme héritier spirituel, mais il ne va pas aussi loin dans le délire. Enfin, la réalisation générale, l’excellente jouabilité et la musique intemporelle ont permis à ce jeu de passer les âges sans prendre une ride ou presque, tant il était déjà «hors du temps» à sa sortie.
Essayer HARLEQUIN c’est un peu l’adopter. On se dit qu’on entrera dans le monde de Chimerica quelques minutes et 3 heures plus tard on est suspendu en haut du mécanisme d’une horloge, à tenter un saut dans le vide avec son parapluie ouvert, pour amortir la chute et réussir à récupérer ce satané hamburger disposé sur une plate-forme minuscule. Composé de plus d’une vingtaine de tableaux à la taille variable, ce qui marque encore aujourd’hui c’est le «ton» décalé mais mature du titre. Le visuel loufoque est contrebalancé par une intelligence dans l’embranchement des niveaux et la progression logique qui va s’effectuer via les mécanismes à débloquer. L’imagerie «Wonderland» inspirée de Lewis Carroll viendra régulièrement se frotter à d’autres personnages tels Davy Jones, récemment remis au goût du jour par la saga Pirates des Caraïbes, ou encore Mario Bros, via une simili parodie dans le niveau «Cutesy Land», lui-même accessible par une télévision virtuelle. Tout un concept.
Verdict
HARLEQUIN est une sorte de sucrerie qu’il faut au moins avoir goûté une fois dans sa vie de retro-gamer. Certains en resteront peut-être choqués par tant de mauvais goût (on vous aura prévenu) et régurgiterons ce chocolat à la liqueur sur leur beau costard trois pièces tout juste sorti du pressing, tandis que d’autres seront à contrario happés par l’univers et subjugués, comme j’ai pu l’être, par tant de fraîcheur et d’originalité. On ne ressort pas d’une partie de Harlequin comme on y est entré. On garde cette musique en mémoire et on reste admiratif devant cette jouabilité aux petits oignons. Avec du recul, on se dit même que Edouard et Andy étaient peut-être même deux génies totalement visionnaires: en créant un univers aux antipodes des standards de l’époque (et à plus forte raison des standards de notre époque), leur création était en complet décalage à sa sortie. Mais c’est, pour le coup, très précisément, ce qui fait qu’aujourd’hui elle se démarque du lot, et, telle une surprise vaillamment cachée par vos soins sous la serviette de votre bien-aimée avant de passer à table le soir de la Saint Valentin, elle viendra illuminer les yeux et sans doute aussi le cœur de tous les gamers sensibles aux histoires qui se finissent bien.
Amoureusement vôtre! et Bonne Saint Valentin!
A préciser qu’il n’y a pas de problème avec la vidéo: il n’y a pas de bruitages dans le jeu. Ça aussi c’est très spécial, mais ça permet d’apprécier encore mieux les mélodies, vraiment magnifiques, bien que parfois totalement hors sujet.